INTERVIEW DE STÉPHANIE GICQUEL
En tant qu’athlète de très haut niveau, comment utilisez-vous la data pour améliorer vos performances ?
Pour moi, la performance ultime, c’est la réalisation du beau geste, du geste bien fait qui va permettre d’exprimer pleinement son potentiel. En ultrafond par exemple, discipline de l’athlétisme dont j’ai récemment amélioré le record de France en courant plus de 253 kilomètres en 24 heures consécutives, ce beau geste prend la forme d’une foulée économe, sachant que le corps tout entier et le mental doivent aussi être en mesure de suivre la cadence. Cette efficacité et cette économie de course est propre à chaque coureur, mais la quête du beau geste résulte toujours d’un travail méticuleux à partir d’un ensemble de données objectives et subjectives. L’analyse de ces données me permet de définir les principaux axes de progression et de tracer ainsi mon chemin.
Je distingue en effet deux principales catégories de données. La data objective, d’une part, qui est mesurée grâce à différents instruments et outils, dont la montre connectée qui permet aux coureurs de collecter un grand nombre de données, et j’utilise parfois des moyens plus spécifiques comme par exemple la gélule e-celsius pour mesurer l’évolution de la température centrale, un patch pour mesurer le rejet d’électrolytes dans la sueur lorsque je travaille en chambre thermique lors de processus d’acclimatation à la chaleur, une prise de sang régulière pour analyser des données biologiques, en particulier en matière de micronutrition. Les champs d’exploration en la matière sont presque infinis. La data subjective, d’autre part, qui repose sur le ressenti personnel et l’impression dégagée, l’observation d’autrui.
J’utilise les données objectives dans les phases d’entraînement et de debrief des compétitions, jamais en compétition, car je préfère alors rester à l’écoute de mes sensations du moment. Sauf lorsque l’objectif de la compétition est précisément de collecter certaines données pour améliorer la performance ou contribuer au travail de recherche des scientifiques avec qui je collabore, comme cela a notamment été le cas quand j’ai couru 7 marathons en 7 jours consécutifs sur 7 continents.
Comment voyez-vous le progrès de l’usage des data et de l’IA dans le sport amateur dans les années qui viennent ?
Il me semble que l’évolution à court terme tend vers un accroissement de plus en plus significatif des data accessibles, dont le traitement par l’IA devient en parallèle de plus en plus efficace, de sorte que ces données sont plus facilement lisibles. Le traitement actuel repose toutefois sur des algorithmes accordant une place centrale à l’approche statistique et normée. Or, la performance ultime, telle que je l’ai définie précédemment, nous emmène dans une autre dimension, par nature plus personnelle. À moyen terme, le progrès de l’usage des data et de l’IA dans le sport se lira dans cette capacité de prise en compte de la singularité de chaque athlète. Nous en sommes certes actuellement aux balbutiements dans le sport de haut niveau, mais les évolutions technologiques en la matière se font sur un rythme exponentiel.
À mon niveau, j’essaie d’être plus attentive à ces éléments intrinsèques qui font la singularité de la performance et c’est le cap que je me suis fixé pour tenter de courir plus de 270 kilomètres en 24 heures consécutives, cette marque correspondant au record du monde actuel de la discipline.
L’usage toujours plus grand de datas par les sportifs de haut niveau, peut-il avoir des retombées dans la médecine générale et si oui, donnez-nous un exemple ?
Je participe à différents protocoles de recherche avec des chercheurs qui donnent lieu à la publication d’articles dans des revues indexées pour que mon expérience sportive puisse être utile au plus grand nombre.
L’acclimatation aux stress environnementaux en amont des compétitions dans la chaleur ouvre par exemple des perspectives quant à la possibilité de chaque individu de s’adapter aux vagues de chaleur de plus en plus fortes et fréquentes dans un contexte de réchauffement climatique.
Autre exemple : sachant que les épreuves d’ultra endurance peuvent induire une rhabdomyolyse, j’ai participé à un protocole de recherche avec l’équipe de France d’athlétisme lors des mondiaux 2019 dont l’objectif était de pouvoir identifier un nouveau marqueur, en complément du traditionnel CPK, et permettre ainsi de mieux diagnostiquer ces lésions musculaires dont souffrent certains patients.
Je travaille actuellement sur un projet de recherche avec 17 athlètes de haut niveau dont l’objectif est de compléter la palette actuelle d’outils d’exploration de l’état de santé du sportif de haut niveau par l’étude des polymorphismes génétiques, afin de permettre une meilleure prévention des risques et des blessures en adaptant l’entraînement, le sommeil et l’alimentation. En effet, l’expression et la répression de nos gènes sont intimement liées à notre hygiène de vie. Cela permet de savoir par exemple pour un sportif donné quelle est sa sensibilité à l’inflammation, son métabolisme des lipides et des sucres, sa sensibilité au stress, aux problèmes de sommeil, aux fractures, la capacité de son système digestif à assimiler les vitamines et les minéraux essentiels, etc. De manière plus générale, cela permettra de modéliser la prise en charge des individus pour optimiser l’espérance de vie en bonne santé. Car vivre plus longtemps, c’est bien, mais encore faut-il que ce soit en bonne santé !